La Méthode Feldenkrais, entretien avec Mark Reese

Entretien avec Mark Reese

Article publié dans « DIRECTION – Journal de la technique Alexander », Volume 1 Numéro 7, NUMERO SPECIAL FELDENKRAIS, traduit par B. Wong, avec l’accord de l’association des praticiens de la Technique Alexander

Tout ce que vous avez toujours voulu savoir sur le Feldenkrais mais sans jamais savoir à qui le demander. Un praticien marquant de la Méthode Feldenkrais explore la pensée actuelle du mouvement.

David Hall : Pourriez-vous me dire ce qu’est la Méthode Feldenkrais ?
Mark : La Méthode Feldenkrais est une approche qui aide les personnes à élargir leur répertoire de mouvements, de sensations et d’expression. Elle aide les gens à améliorer la façon dont ils font usage d’eux-mêmes.

David : Quel genre de personnes peut-elle aider ?
Mark : Une très grande palette de gens. Depuis ceux qui ont des aptitudes physiques ou intellectuelles très limitées, jusqu’à ceux qui bougent très bien et voudraient bouger encore mieux. Nous pouvons commencer à travailler avec des bébés de quelques semaines à peine, de petits enfants qui ont une paralysie cérébrale. Nous travaillons avec des problèmes d’origine neurologique, squelettique ou musculaire, nous travaillons avec des personnes très âgées et avec des personnes en fauteuil roulant.

David : Y a-t-il un concept de bon usage de soi dans le cadre de travail du Feldenkrais ?
Mark : Absolument. Le bon usage de soi pourrait être défini par le fait que la personne ne dépense pas plus d’énergie que nécessaire pour accomplir une action. L’action est accomplie avec un effort réparti de façon proportionnelle dans tout le corps, le squelette est utilisé afin de supporter le poids plutôt que ce soient les muscles qui fassent ce travail.

David : Dans les termes d’Alexander, le bon usage de soi a beaucoup à voir avec le maintien d’un équilibre très subtil de la tête, du cou et du tronc dans tout ce que fait la personne. Est-ce un point important pour les praticiens Feldenkrais ?
Mark : Cela pourrait être une façon de considérer l’usage de soi. Mais il y a plusieurs façons et je serais très réticent de donner trop de poids à un ensemble quelconque de critères. Bien sûr, la tête, le cou et le tronc sont très importants. Mais la manière dont une personne utilise ses pieds est importante ; la manière dont une personne respire est importante ; la manière dont une personne se relie aux autres socialement est importante, la manière dont elle utilise ses mains. Nous sommes très prudents vis à vis d’un quelconque… ce que j’appellerais un réductionnisme fonctionnel, qui concernerait n’importe quelle relation particulière, parce qu’il y a tellement de caractéristiques importantes dans un bon usage de soi. En se focalisant sur un groupe quel qu’il soit, on aurait peut-être tendance à négliger les autres choses.

David : Quand une personne a-t-elle suffisamment travaillé en Feldenkrais ?
Mark : Une personne a suffisamment travaillé en Feldenkrais quand cela cesse d’éveiller sa curiosité ou quand ses buts sont atteints.

David : Qu’enseignez-vous réellement aux gens ?
Mark : La chose la plus importante que nous enseignons est la prise de conscience de soi. Le composant principal en est la prise de conscience de soi kinesthésique afin qu’ils puissent sentir la différence entre une action exécutée de manière plus ou moins efficace. Ils peuvent devenir conscients de la présence d’efforts parasites et les éliminer. Ils connaissent suffisamment le processus d’apprentissage, pour que là où ils sentent une interférence dans une action, ils comprennent comment découvrir de nouvelles possibilités d’agir.

David : Comment apprenez-vous à quelqu’un à évaluer ce qui est plus ou moins efficace ?
Mark : Vous avez besoin d’établir des comparaisons. Donc imaginons que vous demandez à une personne de se lever d’une chaise. Disons que vous commencez cette exploration pour trouver où les pieds devraient se placer. Si l’élève a un niveau de conscience de soi très faible, alors nous commençons avec des écarts de position très grands. Nous essayons avec les pieds très espacés, puis avec les pieds très proches l’un de l’autre, avec les pieds bien trop sous la chaise et avec les pieds bien trop en avant, avec les talons trop vers l’intérieur, trop vers l’extérieur, etc. Graduellement, quand l’élève peut différencier entre l’inconfort évident de certaines positions, et le confort relatif d’autres positions, vous commencez à faire des variations de plus en plus petites, jusqu’au point où vous ne pouvez rien faire de plus avec les pieds. Ils se lèveront avec les pieds placés dans certaines limites où ils ne pourront pas vraiment dire si l’une ou l’autre manière fait une différence, et alors vous devez amener l’attention vers quelque chose d’autre. Beaucoup de leçons de Prise de Conscience par le Mouvement et d’Intégration Fonctionnelle sont faites comme ça. C’est une séquence d’explorations de certaines relations puis l’intégration de la conscience de ces différentes relations jusqu’à ce qu’on sente comment tout cela s‘assemble.

David : Quel est le contexte de toutes ces explorations ?
Mark : Eh bien, l’exploration est reliée à une fonction donnée. Cela peut être très spécifique, cela peut être la fonction de se lever d’une chaise, pour se mettre debout sur ses deux pieds. Cela peut être la fonction de se lever d’une chaise en tournant, pour se mettre sur une jambe et pouvoir ainsi rapidement tourner et bouger dans la direction opposée. Ces deux fonctions demanderaient des explorations différentes. Donc la fonction est la base des types de variations explorées.

David : Serait-il juste de dire que le Feldenkrais s’intéresse davantage à la fonction qu’à l’usage de soi ?
Mark : Non. Notre point de vue n’est pas d’apprendre à quelqu’un comment faire une activité particulière si c’est ce que vous voulez dire par fonction. Ce qui est plus important est d’apprendre sur soi-même. Comment faire un meilleur usage de soi dans n’importe quelle activité. Vous voyez, nous ne pensons pas qu’il soit possible de considérer séparément la conscience de l’usage de soi, de ne pas la relier à une situation réelle, où il y a une intention particulière ou une forme d’action. Sortir la fonction, ou l’usage de soi, d’un contexte d’intentionnalité, c’est une chose très abstraite… très philosophique. Cela devient presque une sorte de discipline spirituelle par opposition à une discipline de vie. Il me semble que c’est comme la conscience juste pour la conscience, même s’il s’agit de conscience de l’usage de soi. L’usage de soi ne veut rien dire tant que vous n’avez pas dans votre vie quelque chose à faire qui soit important pour vous. C’est votre engagement dans une activité qui signifie quelque chose pour vous ; et si cela vous satisfait ou non, c’est ce qui fait la différence entre une personne heureuse ou non : ou une personne qui fait un bon usage de soi ou non. Si quelqu’un ne sait pas ce qu’il veut, ou qu’il sait ce qu’il veut mais ne le fait pas, l’efficacité qu’il met à faire ce qu’il fait n’a pas d’importance, il ne fait pas un bon usage de lui-même.

David : Si quelqu’un vient vous voir et dit « J’ai un problème de dos ou mal au genou » ou « Je veux améliorer mon jeu au tennis ». Allez-vous alors regarder la façon dont la personne se voit elle-même ? La façon dont elle voit ce qu’elle fait, son environnement de vie, etc. ?
Mark : J’ai mon attention sur toute la personne. Je peux ne pas m’occuper de certaines choses de façon explicite mais je les garde dans un coin de mon esprit. Cela peut avoir un effet sur le genre de métaphores que j’utilise pour expliquer l’aspect du processus à la personne. Cela aura certainement une influence sur les suggestions que je ferai sur les éléments à surveiller, ou sur le type de travail que je donnerai à faire à la personne entre deux séances.

David : Quand quelqu’un vient vraiment vous voir pour travailler avec vous, que faites-vous ? Un enseignant Alexander regarde sa façon de bouger, sa manière de faire usage de lui-même, et l’effet que cela a sur la chose qui le préoccupe. Ils aident les gens à faire usage d’eux-mêmes de manière plus efficace et cela a généralement un effet positif sur le domaine d’intérêt de la personne. Nous nous occupons d’autres choses mais voilà pour l’essentiel ce que nous faisons. Améliorer la façon dont une personne fait usage d’elle-même à la fois de façon générale et en relation avec cette préoccupation.
Mark : Eh bien je ferais la même chose pour ce qui est de regarder sa manière de bouger. Imaginons que quelqu’un vienne avec un problème de dos ; généralement je peux voir quelque chose dans sa façon de bouger qui exacerbe le problème, si ce n’est ce qui cause ce problème de dos. Je peux voir que si la personne avait suffisamment de conscience pour faire autre chose d’elle-même il y aurait moins d’inconfort dans cette zone. Donc une des premières choses que je ferais en travaillant avec cette personne serait d’essayer de concevoir une leçon qui lui donne la conscience d’autres possibilités de mouvement. Je suis également très intéressé de voir comment elle gère sa vie, son attitude face à la douleur et ce qu’elle fait. Je regarde l’ergonomie, la position de travail, ou par exemple, si elle passe beaucoup de temps en voiture, son siège de voiture et sa manière de faire usage d’elle-même pour conduire. Si elle a mal à certains moments de la journée, je cherche ce qu’elle fait –est-ce qu’elle se repose ? Est-ce qu’elle fait des étirements ou quelque chose comme ça ? J’essaierai d’intervenir d’une façon ou d’une autre dans sa manière de se conduire. Beaucoup de gens ne savent pas vraiment comment s’y prendre avec le mal de dos. Pas seulement avec le degré de mouvement qu’ils utilisent, mais en termes de degré de repos, d’exercice physique, d’ergonomie de leur style de vie, de relations personnelles.

David : Comment aidez-vous une personne à s’organiser différemment, à évacuer les tensions ?
Mark : En général je commence avec une position du corps et une action qu’elle fait déjà raisonnablement bien. Donc, par exemple, une personne qui a mal au milieu du bas du dos peut être capable d’être allongée confortablement sur le côté et à partir de là aller s’allonger sur le dos (même dans cette action accomplie relativement bien, on peut voir le schéma de mauvais usage qui exacerbe le problème). En prenant une fonction tout à fait primitive comme rouler sur le dos, que la personne a certainement apprise quand elle avait trois mois, et en travaillant avec ça, on peut rapidement établir ce qu’est une action bien organisée. La personne acquiert l’expérience d’un mouvement qu’elle ressent comme étant gracieux, agréable. Elle sera capable de le reconnaître, d’y prendre plaisir, et cela améliorera donc l’usage d’ellemême qu’elle transposera à d’autres situations.

David : Comment vous y prenez-vous réellement pour apprendre à quelqu’un à faire cela ? A sentir cela ?
Mark : Nous utilisons des mouvements passifs variés dont le choix inclut des caractéristiques de l’action. Donc pour rouler sur le dos, l’épaule va aller vers l’arrière. Une partie de la leçon sera de faire aller l’épaule vers l’arrière. Imaginons qu’à un certain point du mouvement il y ait une abduction de la hanche et une rotation du bassin. Il y aurait un allongement de certaines parties des muscles du dos, et un raccourcissement d’autres parties. Je peux reprendre de façon active le travail de ces muscles, rapprocher les muscles, en allonger d’autres ; en un sens qui simule l’action dans son cours normal. Faire cela attire l’attention de la personne vers certaines relations et elle aura alors une sensation plus intégrée de la manière de faire l’action. Si elle sent que je le fais avec elle de façon passive, sans effort, elle peut acquérir la sensation qu’il est possible de bouger sans effort elle-même. David : Oui, est-ce une façon de décomposer un mouvement en parties spécifiques et puis de les réintégrer dans une action consciente ? Mark : Eh bien, il y a une double analyse. Il y a une analyse du mouvement qui décompose le mouvement en différentes parties. Il y a aussi une analyse de la façon caractéristique dont la personne se tient et bouge. Certains aspects dont on s’occupe sont reliés plus directement à ce qu’on appelle le mouvement et d’autres sont plus en relation avec le schéma d’usage de soi.

David : Comment est-ce que l’apprentissage se transfère à d’autres activités de la personne ?
Mark : Donner à la personne une expérience de mouvement confortable et agréable déclenche des modes d’organisation très efficaces qui sont déjà présents dans le système nerveux. Nous faisons l’hypothèse qu’il y a en quelque sorte une personne en bonne santé sous la surface. Aussi, une fois que vous avez déclenché ça dans une activité, (selon l’étendue d’une blessure éventuelle), cela tendra à se propager de soimême. Et aussi, le fait de travailler avec des activités fonctionnelles basiques, comme rouler, comprend déjà des caractéristiques qui sont pertinentes pour de nombreuses autres activités fonctionnelles. Ainsi, que la personne soit capable de rouler d’un côté à l’autre préfigure déjà la marche ; le transfert du poids d’une jambe à l’autre. David : Parlons des deux techniques de la Méthode Feldenkrais, la Prise de Conscience par le Mouvement et l’Intégration Fonctionnelle. Qu’est-ce que la Prise de Conscience par le Mouvement (PCM)? Mark : La PCM est une technique active où les gens accomplissent des mouvements organisés en leçon, autour de quelque chose de fonctionnel. La plupart des leçons sont données avec la personne allongée, bien que plusieurs leçons soient accomplies en position assise ou debout ou en marchant ou bougeant.

David : En PCM le praticien demande à la personne d’effectuer les mouvements. Vous ne dites pas réellement à la personne quoi faire et comment le faire, c’est vraiment une suggestion pour explorer. Pourriez-vous parler davantage de cela ?
Mark : J’utiliserai un exemple du mouvement qui permet de rouler sur le ventre depuis la position allongé sur le dos. Si c’était une chorégraphie de danse on dirait de façon explicite à la personne quels sont les mouvements à accomplir, et quelles sont exactement les relations entre les différentes parties du corps. Tout ce qui ne serait pas fait suivant cette forme serait considéré comme une erreur. En Prise de Conscience par le Mouvement, on n’utilise aucun exemple visuel. Tout se fait par des instructions verbales, et ceci pour deux raisons. D’une part, pour que la personne n’imite pas, mais ait à découvrir en elle-même ce qu’elle sent comme correct et d’autre part, parce qu’il n’y a vraiment pas de modèle visuel approprié. L’hypothèse est qu’il y a un grand nombre de solutions à n’importe quel problème. Il y a par exemple plusieurs façons correctes d’aller depuis la position allongé sur le dos à allongé sur le ventre. Nous pouvons imposer des contraintes sur la manière dont est fait le mouvement pour exploiter cela. Par exemple nous pouvons insister pour que la personne garde un pied et une main en contact avec le sol en permanence, ce qui transforme cela en une espèce d’énigme au service de l’apprentissage. D’ici la fin de la leçon, par l’exploration de plusieurs manières de faire la même chose, la personne apprend à faire le mouvement de façon très efficace, et avec un grand sentiment de plaisir et d’autosatisfaction.

David : Est-ce que la personne est nécessairement consciente de la manière dont tout cela s’assemble ? De la manière dont les mouvements sont en relation avec la fonction avec laquelle vous travaillez ?
Mark : Non. Nous croyons qu’aux stades préliminaires du processus, une conscience moindre du résultat souhaité facilite le processus d’apprentissage. Une façon très simple pour que les gens cessent de vouloir aller droit au but est de ne pas leur dire ce que nous essayons de leur apprendre.

David : L’Intégration Fonctionnelle est vraiment un terme très intéressant. Pourriez-vous en parler, et de ses liens avec la PCM ?
Mark : Eh bien, la même compréhension de l’organisation du corps et de l’apprentissage est présente à la fois dans l’Intégration Fonctionnelle et dans la PCM. L’intégration d’une fonction se réfère à une qualité d'action où l’on n’interfère pas (de façon négative) avec soi-même ou, pour l’exprimer de façon positive, où l’on agit de façon unifiée pour réaliser son intention. La fonction est simplement l’activité, la matrice dans la leçon. Le thème de la leçon d’Intégration Fonctionnelle pourrait être un mouvement comme rouler depuis le dos sur le ventre, mais dans un sens profond l’Intégration Fonctionnelle se réfère à la façon dont la personne fonctionne dans sa vie.

David : Comment savez-vous qu’une personne apprend quelque chose ?
Mark : Il y a plusieurs signes. Tout d’abord, on a la sensation que s’il y a intégration, en faisant bouger une partie donnée du corps on est capable de sentir la réponse du corps entier de la personne. C’est une des choses que nous recherchons d’ici la fin de la leçon, que quel que soit l’endroit d’où l’on fasse bouger le corps, on puisse sentir le corps entier répondre. La plupart du temps bien sûr il ne répond pas, donc nous ce que nous recherchons c’est augmenter l’intégration au cours de la leçon. Nous cherchons des modifications de la respiration, des sensations de longueur, la réduction des tensions musculaires. Cela peut être une diminution ou une augmentation du tonus. C’est très différent avec chaque personne.

David : Quand est-ce qu’un mouvement donné parle vraiment à la personne pendant une IF ?
Mark : Cela parle à la personne si cela parle à vos propres cellules pendant que vous faites le mouvement avec l’autre personne.

David : Est-ce que vous essayez de construire de façon consciente les choses que la personne va ressentir pendant la séance, ou cela est-il largement dicté par l’objectif que la personne veut atteindre ?
Mark : Les gens ne savent pas où ils veulent aller. Ils peuvent exprimer un souhait de voir leur douleur soulagée ou d’être capable d’accomplir une activité avec plus d’efficacité ou de confort. Ils peuvent exprimer ce qu’ils veulent en termes plus physiologiques ; se sentir moins déprimé, sentir davantage, mieux ressentir leur propre valeur. Ils ont une idée mais c’est vraiment le rôle du praticien de construire, comme vous dites, ou concevoir une leçon qui créera une expérience d’apprentissage.

David : Est-ce que nous cherchons à combler les vides dans l’image que la personne a de son corps par rapport à une fonction donnée ?
Mark : Oui.

David : Ainsi, vous pouvez faire bouger une personne ou regarder une personne effectuer un mouvement et sentir quelles parties d’elle-même participent et lesquelles ne participent pas, puis concevoir une leçon qui lui donne une expérience claire de la façon dont tout son corps peut participer à cette action.
Mark : C’est ça.

David : Comment faites-vous prendre conscience à la personne des parties de son corps dont elle n’a pas conscience ?
Mark : L’essentiel n’est pas tant de rendre la personne consciente d’une zone qui ne participe pas, que d’impliquer cette partie dans l’action.

David : Comment est-ce que vous faites réellement ça par le toucher ?
Mark : Tout d’abord la position que vous choisissez pour travailler avec la personne est très importante. Dans la Méthode Feldenkrais nous travaillons avec les gens dans des positions très variées ; comme assis, couché sur le côté, sur le dos, sur le ventre, à genoux au bord de la table sur laquelle la personne s’allonge, debout. Nous utilisons aussi diverse sortes de rouleaux ou de supports placés sous le corps. Par le choix d’une position donnée une personne sera amenée à utiliser une partie d’elle-même qu’elle n’utilise pas habituellement. Dans différentes activités et différentes positions, les gens font usage d’eux-mêmes de manières différentes. Ainsi, par exemple, quelqu’un peut être habituellement debout selon un schéma postural particulièrement effondré, mais en observant la personne vous pourriez voir que quand il voit une jolie femme il se redresse. Cet élément particulier dans l’environnement change la posture. Cela signifie que la personne en est capable, c’est juste une question pour elle d’y avoir accès et de le généraliser d’une situation à une autre.

David : Alors comment est-ce que vous facilitez cela ? Pendant que vous travaillez avec quelqu’un sur la table, est-ce que vous commencez à parler des femmes attirantes que vous avez vues ?
Mark : Ça semble drôle, mais ça pourrait être utile. Cependant l’intention serait de tirer de la personne quelque chose qui se trouve déjà là, sans même avoir à parler de la jolie femme. Dans une leçon bien conçue, le système nerveux se réorganise pour résoudre un problème particulier qui lui est posé. Donc supposons que vous ayez quelqu’un allongé sur le ventre, et au cours de divers mouvements, et par le toucher, vous ameniez la personne à trouver un intérêt à poser la main derrière elle pour sentir son dos, ses fesses, l’arrière de ses jambes. Les mouvements sont dirigés de façon à ce que la personne commence à se demander s’il serait possible d’atteindre le talon du pied opposé ? Ceci demande une grande extension de la colonne vertébrale, et donc on fait une série de choses qui rend le système nerveux capable d’utiliser cette extension pour atteindre le talon.

David : Quel genre de choses feriez-vous pour lui permettre d’y d’arriver ?
Mark : Certains mouvements dans les hanches, les jambes, la flexion des genoux, des mouvements de l’omoplate, des mouvements de la tête et du cou, des mouvements dans la colonne vertébrale, des mouvements dans la cage thoracique. Tous ces ingrédients de l’action complète peuvent être très discrets. Ils sont présentés en final d’une façon intégrée à une étape donnée de la leçon. Une autre façon dont on pourrait s’y prendre serait de présenter divers ingrédients de l’action et puis faire des mouvements d’un genre opposé. Ceux-ci représentent les habitudes de mouvement de la personne, qui la limitent et l’empêchent de faire l’action. Donc cela pourrait vouloir dire faire des mouvements opposés ou simplement des mouvements de raccourcissement, de rétrécissement, de limitation de la personne. Et en reprenant passivement ces actions pour le compte de la personne, le système nerveux a tendance à les lâcher et à s’ouvrir à d’autres possibilités.

David : Tout ceci se passe principalement à un niveau inconscient ? Il n’y a pas beaucoup de parole dans une Intégration Fonctionnelle, n’est-ce pas ?
Mark : Habituellement, ça marche mieux sans parole.

David : Est-ce que vous recherchez quelles fonctions la personne ne peut réellement pas effectuer et que vous organisez son corps de manière à pouvoir les faire ?
Mark : Oui, mais pour placer cela dans son contexte, prenez une personne normale, en bonne santé, qui à l’âge adulte s’est retrouvée à utiliser un nombre limité de postures et de mouvements. Cette personne avait certainement un très vaste répertoire de mouvements confortables quand elle était enfant. Donc au cours d’une série de leçons, on cherche à restaurer chez cette personne l’étendue complète des compétences qu’elle avait étant enfant. Une fois que la personne a refait l’expérience de ce qu’elle ressentait en faisant ce genre de mouvements efficacement et avec plaisir, alors on fait confiance à la mémoire de la personne pour continuer à utiliser ces anciens schémas d’usage de soi dans la vie de tous les jours. Au lieu d’attirer l’attention de la personne sur les qualités particulières qui rendent une action plus performante comme la longueur, la légèreté, l’absence d’effort musculaire, la simplicité ou la relation directe de l’intention à l’exécution, nous nous appuyons sur le fait de donner à la personne une expérience de plaisir et d’efficacité dans l’action. En travaillant avec une grande variété d’actions, on rappellera encore et encore à la personne des situations qui se produisent dans la vie courante. Lacer ses chaussures, atteindre une ampoule pour la changer, aller se promener, faire l’amour, pousser ou tirer un meuble dans la maison. Pendant la série de séances, nous aurons fait des leçons comprenant des ingrédients de toutes ces sortes d’actions.

David : Moshe a développé ce travail en l’expérimentant sur son propre corps afin de soulager sa douleur au genou. Il remarqua qu’il y avait une similitude entre ce qu’il faisait et ce que faisaient les jeunes enfants quand ils expérimentent le mouvement.
Mark : C’est exact. C’est une approche par essais et erreurs.

David : Et donc il a poursuivi ce processus par la Prise de Conscience par le Mouvement. Pourriezvous parler un petit peu de la manière dont le langage peut être utilisé dans l’enseignement en Prise de Conscience par le Mouvement ?
Mark : En Prise de Conscience par le Mouvement (PCM) vous présentez un mouvement de façon verbale à un groupe d ‘élèves, sans exemple visuel. Vous ne guidez pas seulement les élèves dans les mouvements à effectuer, mais vous guidez leur attention sensorielle vers ce qui se passe dans différentes parties du corps, leur respiration, leur attitude quant à la liberté de mouvement. Vous guidez leur attention sur les effets induits par l’exécution du mouvement. Tous les mouvements en PCM sont liés de façon kinesthésique de manière à amener une clarification d’une fonction donnée, une démarche très proche de celle du bébé qui apprend à ramper en essayant une série d’actions. Parfois il essaie de lever la tête, parfois il essaie de lever le bassin. Il lèvera la tête avec le bassin qui reste au sol, il lèvera le bassin avec la tête en l’air, il essaiera d’amener son poids sur les coudes avec les pieds au sol, ou il essaiera avec les genoux au sol. Il fera plusieurs faux départs et, par essais et erreurs, il pourra éliminer les façons de faire qui ne marchent pas très bien, il pourra retenir celles qui marchent bien, et les intégrer dans un schéma fonctionnel. Nous avons la conviction que ce type d’essais et erreurs est le meilleur moyen d’apprendre. Au cours d’une leçon nous demandons intentionnellement aux personnes d’effectuer un mouvement de diverses manières afin d’éduquer la sensation de ce qui est ressenti comme juste. Nous avons la conviction qu’une personne a besoin de ce processus de faire des erreurs pour apprendre ce qui est une erreur et ce qui ne l’est pas. Nous croyons qu’il n’y a pas de limite à l’apprentissage. Pour ainsi dire, la personne n’arrive jamais à la justesse absolue, elle continue simplement à améliorer ce qu’elle fait.

David : Ainsi il n’y a aucune coercition de la part du praticien pour qu’un groupe de personnes effectue les mouvements réellement bien, ou même arrive à accomplir aucun des mouvements. C’est plutôt amener les gens à expérimenter. Diriez-vous que les mouvements dans les leçons sont des lignes directrices pour l’exploration ?
Mark : Oui, ce sont des lignes directrices. Il y a une rigueur dans l’expérimentation par le fait qu’on donne aux élèves un cadre où certains types de mouvements sont permis de façon explicite. Certains types de mouvements sont interdits parce qu’ils emmèneront la personne trop loin de la piste fonctionnelle, et d’autres mouvements ne sont intentionnellement pas suggérés, mais on espère que les élèves vont les trouver par eux-mêmes. La seule obligation est que les élèves réduisent leur effort, et la raison en est que moins ils dépenseront d’effort, plus ils seront sensibles aux aspects inefficaces de leur action. Aux efforts contradictoires.

David : La façon dont vous utilisez le langage est très importante, n’est-ce pas ? Le langage en soi peut transmettre des messages autres que ce qui est dit. Le rythme et les images que vous utilisez peuvent avoir un effet sur la façon dont les gens apprennent.
Mark : Absolument.

David : Pourriez-vous parler de ça ?
Mark : Il est important d’utiliser le langage de façon positive. Cela aide à construire la confiance de la personne, son estime de soi. Il est utile de faire remarquer les difficultés dans la première leçon seulement dans les cas où l’on est convaincu qu’on peut donner à la personne les moyens, ou montrer qu’elle a les moyens, d’éliminer les difficultés elle-même. Ceci est très puissant, donc intentionnellement, parfois, nous attirerons l’attention sur quelque chose qui est difficile, mais seulement dans les cas où nous sentons que d’ici la fin de la leçon, la personne aura le choix. Une fois qu’une personne a appris une manière améliorée de s’organiser, alors c’est très utile de lui dire « Regarde comme tu es grande ». Parfois il est utile de faire ressortir à la personne ce dont elle est en train de faire l’expérience. Parce que même si la personne peut avoir des mots pour le décrire, et qui de mon point de vue peut ne pas sembler vraiment précis, c’est un ancrage pour recréer l’expérience. Dans les premiers stades du travail je suis content que les gens utilisent ces mots comme des moyens d’organiser leurs pensées. A un autre stade, il se peut que je fournisse certaines images ou métaphores. Nous faisons cela tout le temps. Mais d’un point de vue esthétique, ou stylistique, il est habituellement mieux de dire aussi peu de choses que possible, afin que ce qui est dit puisse avoir un impact.

David : Oui. Je remarque qu’en donnant des PCM Moshe racontait beaucoup d’histoires. Nous étions accroupis, avec une main au sol et l’autre en extension, dans le geste d’atteindre quelque chose, et il parlait d’une femme de 80 ans qui pouvait faire cela de si belle manière, il insistait sur la façon « fluide », « belle » , tous ces mots évocateurs. Est-ce que vous utilisez souvent cela ?
Mark : Oui. C’est très important de le faire car l’avantage de mettre des mots comme aisance, confort, longueur, plaisir ou autre dans des histoires, c’est que la personne ne fasse pas d’effort pour atteindre ces qualités. Si quelqu’un essaie de ne pas utiliser l’effort, il fait un effort, il fait plus d’effort que s’il n’essayait pas ! Mais si vous racontez l’ histoire de quelqu’un qui ne fait pas d’effort, cela a pour effet de réduire l’effort sans essayer de le faire. Autre chose est que le transfert de l’apprentissage n’est pas toujours facile à faire pour les gens. Ils peuvent apprendre à faire usage d’eux-mêmes de meilleure façon dans une action donnée, ou en situation de cours de PCM, mais ils peuvent ne pas être portés à l’utiliser dans d’autres parties de leur vie. En parlant aux personnes et en leur racontant des histoires, nous créons une prédisposition pour qu’ils relient cette qualité d’action à d’autres domaines de leur vie. Leur lieu de travail, leurs relations interpersonnelles, etc.

David : Avec quoi travaillez-vous exactement ? Est-ce que vous travaillez avec l’image de soi de la personne, sa perception d’elle-même, sa manière de bouger ? Sa manière de penser ?
Mark : Je ne pense pas qu’il y ait dans le langage un moyen approprié de dire ce que nous faisons. La façon la plus précise de le nommer serait aussi la plus générale, ce serait de dire que vous travaillez avec la personne, et cela veut dire que vous travaillez avec sa pensée, ses sentiments, ses sensations, avec son squelette, avec ses muscles, avec son système nerveux. Feldenkrais avait coutume de parler de façon presque interchangeable de « personne » et de « système nerveux ». Il sentait que le système nerveux est tellement essentiel au processus d’apprentissage qu’en se référant à des changements dans le système nerveux, on pouvait de façon appropriée parler ainsi de tous les aspects de la personne. Le système nerveux est le système qui organise l’expérience, l’apprentissage et les moyens de survie de l’organisme. L’image de soi est un terme très pratique que Feldenkrais a utilisé pendant une période de sa carrière, puis ensuite il a cessé de s’y référer. Vous pouvez dire que quand vous travaillez avec une personne, vous changez son image d’elle-même, ce qui je crois est vrai, mais pour ce que j’en sais au sens littéral il n’ y a aucune preuve que la personne ait réellement une représentation d’elle-même qui dicte l’action. Je pense que c’est une métaphore. C’est une fausse causalité de dire que l’image détermine l’action. C’est juste une tautologie. Si une personne agit d’une façon donnée vous pourriez dire que c’est parce que son image d’elle-même dicte cette conduite. Vous pourriez aussi dire que c’est parce que son subconscient la dicte , ou vous pourriez dire que c’est parce que son apprentissage la dicte, ou parce que son histoire passée la dicte. Vraiment vous n’avez rien dit quand vous avez dit une de ces choses-là parce que tout ce que vous pouvez voir, c’est le comportement de la personne et son expérience (si celle-ci est lisible dans son comportement). Si elle se comporte différemment après qu’on ait travaillé avec elle, alors vous pouvez supposer qu’elle pense différemment, qu’elle a des sensations différentes, des sentiments différents. Quelque chose est différent dans son système nerveux, dans sa relation avec la gravité, avec l’espace, le temps, avec les autres. Je ne crois pas que l’on puisse précisément dire où un changement se produit dans la personne. Vous pourriez faire confiance à ce qu’en dit la personne elle-même. Mais même là, la personne est juste un observateur tout comme vous êtes un observateur de sa propre expérience. Sa propre observation est sujette à changement parce qu’elle peut se regarder de façon différente d’un moment à l’autre. David : Y a-t-il d’après vous quelque chose d’essentiel à savoir pour des enseignants Alexander pour bien comprendre ce qu’est la Méthode Feldenkrais et comment elle peut être utile ? Mark : Eh bien, je pense qu’il y a plusieurs aspects de la Méthode Feldenkrais qui seraient très utiles à des enseignants Alexander. L’un est la possibilité d’explorer un vocabulaire de mouvement humain extrêmement riche, et par ce processus, de venir de façon très directe à la rencontre de sa propre expérience sensorielle. Les mouvements de la petite enfance, les mouvements des arts martiaux, les mouvements de gymnastique, de danse, de yoga, tout ceci et bien plus peut être exploré pour développer le langage mental, un langage mental sensoriel qui peut voir les relations entre toutes les permutations du mouvement humain. Un autre aspect est de pouvoir apprécier combien des schémas de prétendus mauvais usages, ou même de maladies, peuvent avoir de la valeur. Certaines des pires sortes de mouvement humain sont en réalité des exemples de fonctionnement humain de haut niveau. Il y a des gens qui font usage d’eux-mêmes de nombreuses façons qui seraient considérées comme « mauvaises » du point de vue d’Alexander ou d’un point de vue biomécanique, et cependant ils utilisent ces schémas pour produire de la grande musique, de l’art, des mathématiques, etc. Le travail Feldenkrais a une attitude très humble devant la vie humaine. Certains aspects de l’usage de soi doivent être mis en balance par rapport aux questions de la vie en termes de ce que l’on en fait, vous savez, les connexions que l’on établit avec les autres êtres humains dans le monde extérieur. Etre bien organisé dans ses relations avec le monde extérieur peut être dans certaines circonstances plus important que savoir si l’on comprime ou non sa colonne vertébrale. La Méthode Feldenkrais remet en question de nombreuses idées concernant ce qui est un bon ou mauvais usage. Elle ne répond pas à la question mais elle pose cette question de manière fondamentale. Une troisième contribution que le Feldenkrais peut apporter à des enseignants Alexander est un large vocabulaire de formes de toucher.

David : Excellent. En quoi pensez-vous que le travail Alexander peut être bénéfique pour des praticiens Feldenkrais ?
Mark : Je crois que les écoles Alexander en général réussissent très bien à souligner dans la formation des étudiants le rôle d’instrument que joue le praticien. Bien que ceci soit un élément essentiel de la Méthode Feldenkrais, c’est seulement un accent mis parmi plusieurs éléments. Il y a certains aspects de l’ « usage de soi » que les enseignants Alexander apprennent pendant leur formation qui seraient d’après moi bénéfiques à apprendre par les praticiens Feldenkrais. Il est vraisemblable qu’un enseignant Alexander tout juste diplômé d’une Ecole Alexander a un niveau initial d’exécution plus élevé qu’un diplômé Feldenkrais type. Le diplômé Feldenkrais peut faire un plus grand nombre de choses mais pas aussi bien, parce que cela demande un plus long processus de maturation. Les enseignants Alexander peuvent fournir un modèle d’une façon tout à fait impeccable de faire bouger les gens, d’une situation d’apprentissage impeccable. La plupart des praticiens Feldenkrais de haut niveau intervenant dans les formations ont, dans leur propre parcours éducatif, profité de nombreuses leçons d’Alexander.

David : comment voyez-vous l’avenir du Feldenkrais ? Voyez-vous une direction dans la manière dont la technique Feldenkrais est diffusée, la manière dont elle se développe ?
Mark : Il y a différentes directions parmi les praticiens. Pour les formateurs américains, l’accent est principalement mis sur le développement d’une théorie somatique qui serait l’intégration de disciplines incluant la philosophie, l’anthropologie, les sciences sociales et humaines, les arts. Feldenkrais avait un doctorat en physique, c’était quelqu’un de très instruit. Beaucoup d’entre nous aimeraient développer une compréhension de l’expérience physique dans le discours général des sciences et des arts. Il y a une autre direction qui met davantage l’accent sur une école de l’habileté, un genre très sophistiqué d’art et d’habileté. Une autre direction est une nouvelle spécialisation médicale, de travail avec les gens.

David : En tant que thérapie ?
Mark : En tant que thérapie.

David : Ou en tant que composant éducatif dans une gestion médicale ?
Mark : C’est juste. Ou encore la quatrième serait une nouvelle sorte de système éducatif pour l’enseignement de l’éducation physique à l’école. Tous ces aspects sont des alternatives auxquelles des personnes diverses accordent une importance à des degrés divers dans leur travail.

David : Merci beaucoup.

A PROPOS DE L’INTERVENANT Mark Reese avait un Masters en psychologie et une formation en théâtre et en musique. Quand il ne voyageait pas pour enseigner, il habitait et travaillait à San Diego en Californie avec sa femme Dona et son fils Nathan.